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01/03/1997 La Recherche
DENIS DUBOULE est professeur au département de zoologie et de biologie animale de la faculté des sciences de Genève
duboule@sc2a.unige.ch
PAOLO SORDINO, assistant dans le même département, est maintenant chercheur au King's College à Londres.




Le poisson- zèbre et le coelacanthe.

Figure 1.

Figure 2.

Figure 4.

*Les nageoires de la plupart des poissons modernes, comme celles des poissons ancestraux, possèdent des RAYONS OSSEUX , fines structures allongées qui servent de charpente à leur partie distale et souple.
*Véritable fossile vivant, le
COELACANTHE , poisson à nageoires lobées et charnues, a été découvert pour la première fois en 1938 dans l'océan Indien.
*LES POISSONS DE LA FAMILLE DES PANDERICHTHYIDAE sont considérés aujourd'hui comme les plus proches parents des premiers tétrapodes.
*La couche
ECTODERMIQUE est située à l'extérieur du bourgeon. Elle provient d'un des trois feuillets de cellules créés aux premiers stades du développement embryonnaire : l'ectoderme.
*LA MÉTHODE D'HYBRIDATION IN SITU consiste à visualiser au microscope les tissus, organes ou structures après les avoir découpés en fines sections et mis en contact avec des sondes radioactives capables de se fixer sur les gènes à étudier.
*Les gènes associés aux complexes
HoxA, HoxB, HoxC et HoxD sont appelés gènes Hox. Ces gènes sont pléiotropes : ils contrôlent la formation de différents systèmes et organes.
*L'HÉTÉROCHRONIE (du grec khronos : le temps) correspond à une altération chronologique dans l'apparition d'une fonction ou d'une structure d'un organisme vivant par rapport à son ancêtre ou à l'espèce voisine.




(1) R. Owen, On the nature of limbs, Van der Hoorst J, 1849.
(2) C. Gegenbaur, Jena Z Naturw, 7, 131, 1872.
(3) J.R Hinchliffe et D.R. Johnson, The development of the vertebrate limb, Clarendon Press, 1980.
(4) M.I. Coates, Development, suppl., 169, 1994.
(5) N. Shubin, « The evolution of paired fins and the origin of tetrapod limbs. Phylogenetic and transformational approaches ». Evolutionary biology, M.K. Hecht, R.J. Macintyre, M.T. Clegg (éds), Plenum Press, NY, 39, 1995.
(6) N. Holmgren, Acta Zoologica, 114, 184 Stockholm, 1933.
(7) N.H. Shubin et P.A. Alberch, « A morphogenic approach to the origin and basic organisation of the tetrapod limb », Evolutionary biology, M.K. Hecht, B. Wallace, G.I. Prance (éds), Plenum Press, NY, 319, 1986
(8) J.R. Hinchliffe, « Developmental approaches to the problem of transformation of limb structure in evolution », in Developmental patterning of the vertebrate limb, 313, Plenum Press, 1991.
(9) W. McGinnis et al., Nature, 308, 428, 1984.
(10) M.P. Scott et A.J. Weiner, P roc. Natl. A cad. Sci., 81, 4115, 1984.
(11) D. Duboule et P. Dollé, EM BO J., 8, 1497, 1989.
(12) D. Duboule, Science, 266, 575, 1994.
(13) P. Sordino, F. Van der Hoeven et D. Duboule, Nature, 375, 678, 1995.
(14) F. Van der Hoeven, et al., « Teleost HoxD and HoxA genes : comparison with tetrapods and functional evolution of HoxD complex », Mech. Dev., 54, 9, 1997.

La Recherche a publié :
(I)Denis Duboule et al. , « Les gènes du développement chez les mammifères », mars 1990.
(II)W. Gehring, « De la mouche à l'homme, un même supergène pour l'oeil », octobre 1995.



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Chez les poissons, la machinerie génétique a préféré la solution nageoire
L'origine des doigts

Les doigts courts et larges des premiers tétrapodes auraient d'abord servi de pagaies et non, comme nous pourrions le croire, de pinces pour sortir de l'eau. Mais d'où viennent ces doigts ? Ont-ils été créés à partir d'une structure ancestrale ? Comment sont-ils apparus ? La question longtemps débattue semble enfin avoir une réponse. Il s'agit probablement d'une bifurcation génétique tardive pendant le développement de la nageoire.
L'histoire évolutive de nos mains et de nos pieds commence il y a environ 380 millions d'années par une surprenante métamorphose : le passage de la nageoire au membre, étape décisive dans l'évolution des vertébrés. Tout aussi extraordinaire, l'apparition des doigts est à l'origine d'un débat encore très animé(1-5). Le récit de cette controverse scientifique débute vers la fin du XIXe siècle avec les premières observations paléontologiques des nageoires de poissons ancestraux. Les grandes similitudes entre leurs rayons osseux* et les doigts des tétrapodes primitifs conduisent un certain nombre de paléontologues de cette époque à penser qu'il existe une relation directe entre ces deux types de structures. Selon eux, les doigts seraient le résultat d'une simple transformation morphologique. Dans les années 1950-1960, un paléontologue suédois, Erik Jarvik, va défendre un tout autre point de vue. Inspiré des travaux de l'embryologiste Niels Holmgren(6), Jarvik interprète les doigts comme des structures néomorphes, nouvellement formées. Pour lui et quelques autres paléontologues, les petits bouts d'os présents à l'extrémité des nageoires des poissons ancestraux (tel le Coelacanthe* ou les poissons de la famille des Panderichthyidae *) ne peuvent être considérés comme les précurseurs des doigts des premiers tétrapodes (voir l'article de J. Clack dans ce numéro). Mais cette nouvelle interprétation de l'origine des doigts est loin de faire l'unanimité et les deux écoles vont s'affronter trente années durant. La thèse suédoise soulève en effet une question supplémentaire : comment expliquer, dans ces conditions, la ressemblance parfaite entre les autres éléments osseux de la nageoire (humérus, radius et cubitus) et les trois os principaux du membre postérieur des premiers tétrapodes (fémur, tibia et péroné) (fig. 1) ?

L'enquête scientifique va prendre un tournant décisif à la fin des années 1980 grâce à la rencontre de l'embryologie classique et moléculaire. Les nouvelles observations de l'embryologie classique vont nous apprendre beaucoup sur le développement des membres(7,8) et des nageoires. Résumons brièvement ces différents résultats expérimentaux.

Chez les tétrapodes, tout commence par un bourgeonnement et par la différenciation d'une couche de cellules à la périphérie de ce bourgeon (fig. 2a). Cette couche dite ectodermique* agit comme un bouclier : sous elle, les cellules proli-fèrent et construisent la partie osseuse du squelette appelé l'endosquelette. Puis, pour des raisons encore mal comprises, des cellules de la partie basse du bourgeon vont commencer à proliférer plus rapidement et à envahir petit à petit la partie avant du bourgeon : c'est dans cette zone avant que les doigts vont finalement se former.

Ces observations ont apporté la preuve que le membre des tétrapodes se fabri- que bien progressivement, de l'arrière vers l'avant. Ainsi, chez l'homme, cette construction commence par la production du bras (le stylopode), suivie par l'avant-bras (le zeugopode) puis par le poignet et la main (l'autopode). Morphogénétiquement parlant, nos mains sont donc plus jeunes que nos bras.

Chez les poissons, tant cartilagineux (requin, raie, etc.) qu'osseux (truite, carpe, etc.), le développement des nageoires semble être contrôlé au tout début par des mécanismes très voisins de ceux des membres des tétrapodes (fig. 3 a) : on assiste d'abord à la naissance du bourgeon, puis à l'émergence de la couche ectodermique. Mais à ce stade, un phénomène nouveau se produit. En quelques heures la multiplication des cellules est telle que la couche se recourbe en formant un pli allongé. L'espace vide situé à l'intérieur du pli va petit à petit se trouver colonisé par un type très particulier de cellules, dont l'origine reste assez mystérieuse. Quelques heures plus tard, celles-ci formeront ce que les spécialistes appellent « le squelette dermique », c'est-à-dire les rayons flexibles de la nageoire. Dans la partie arrière du bourgeon, l'endosquelette possède Ñ selon le type de poisson Ñ un nombre variable d'éléments : il est en général considérablement réduit chez les poissons « modernes », comme la truite ou la dorade, au bénéfice du squelette dermique au contraire très bien développé.

D'un point de vue embryologique, le développement de la nageoire est donc marqué par le repliement de la couche ectodermique. On suppose aujourd'hui que ce repli empêche la transmission de l'information de croissance au reste du bourgeon. L'endosquelette s'arrête de croître. Chez les tétrapodes, il n'y a pas de repli : la couche ectodermique peut continuer à fournir l'information de croissance aux autres cellules du bourgeon. Sous ces conditions, les doigts naissent d'une surprolifération cellulaire dans la partie basse du bourgeon.

Ces résultats expérimentaux mettaient en évidence des différences fondamentales entre les modes de développement des nageoires et des membres. Mais plusieurs questions restaient sans réponse : comment de telles différences avaient pu générer des éléments structuraux si semblables entre la nageoire et le membre (les éléments osseux de la nageoire et ceux du membre antérieur) et quels étaient les processus génétiques responsables de ces comportements cellulaires ?

Retour quelques années en arrière, début 1980, avec le démarrage de l'embryologie moléculaire des vertébrés(9-11) : les nouvelles techniques de génie génétique allaient nous faire découvrir des gènes très particuliers, appelés gènes homéotiques, qui commandent et contrôlent Ñ entre autre Ñ le développement des membres des tétrapodes. Grâce à ces techniques tout un champ d'expériences s'ouvrait à nous.

Par la méthode d'hybridation in situ *, nous pouvions enfin localiser précisément les domaines d'expression de chacun de ces gènes. Autrement dit, prévoir où et quand ces gènes interviennent dans le développement des différents organes. Les doigts s'étaient-ils développés à partir d'un élément présent sur la nageoire ou bien s'agissait-il d'une véritable innovation morphologique ? La génétique et l'embryologie allaient peut-être nous permettre de tester les hypothèses des uns et des autres. En quelques années cette technique s'est effectivement montrée très performante et nous a permis de décrypter la fonction et l'action de plusieurs dizaines de gènes homéotiques au cours des principales étapes de la morphogenèse des membres et des nageoires. Ces nouvelles expériences permirent d'étayer une idée déjà supportée par les études comparatives des bourgeons de nageoire et de membre, à savoir l'existence d'une sorte de bifurcation dans les phases tardives de leur développement.

Chez les mammifères, les homéogènes sont regroupés en quatre complexes HoxA , HoxB , HoxC et HoxD * ( Hox est une abréviation pour H oméob ox) localisés sur des chromosomes différents(I,II). Très récemment, dans une étude portant sur la souris, nous avons constaté que les gènes HoxD s'exprimaient dans des régions différentes du membre pendant son développement (fig. 2b et 4). Dans une première phase (correspondant au début du bourgeonnement), ces gènes s'expriment suivant une stratégie de poupées russes centrée sur la partie basse du bourgeon. Dans une seconde phase, lors de la formation des doigts, leur domaine d'expression s'étend vers l'extrémité avant et les bords supérieur et inférieur du bourgeon(12).

Ce mécanisme est-il observé chez les poissons ? Pour répondre à cette question, il nous faut d'abord caractériser leur bagage génétique c'est-à-dire identifier les complexes Hox responsables de leur développement. Par clonage des gènes Hox d'un petit poisson du Gange, le poisson-zèbre (le Danio rerio ), nous avons retrouvé les quatre mêmes complexes A, B, C, D, qui caractérisent donc tous les vertébrés(13,14). Premier élément important : le passage des poissons aux tétrapodes n'a donc pas été accompagné d'une augmentation du nombre de gènes Hox. Sur la base de cette découverte, nous avons suivi, dans un deuxième temps, l'activation des gènes au cours du développement de la nageoire pectorale (celle située à l'avant, homologue à nos bras) du poisson-zèbre(12).

Cette étude a permis de montrer qu'il existait au stade précoce du développement une grande similitude entre ce petit poisson et la souris, les gènes HoxD s'exprimant essentiellement dans la partie basse de la future nageoire (fig. 3b). En revanche, dans le stade morphogénétique plus avancé, aucune activation de ces gènes n'est détectée dans la partie avant et sur les bords inférieur et supérieur du bourgeon comme c'est le cas chez la souris. Seule donc la phase précoce d'expression des gènes HoxD est observée chez les poissons. Il en est de même des gènes du complexe HoxA qui, au stade avancé du développement, ne sont pas activés de la même façon chez les poissons et les tétrapodes.

Une différence fondamentale dans la phase terminale de la morphogenèse suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées

D'un point de vue strictement moléculaire, la phase I du développement fait donc intervenir les mêmes gènes aux mêmes endroits chez le poisson et la souris, ce qui, à notre avis, explique les similitudes morphologiques (homologie) entre certains éléments osseux de la nageoire et les trois os principaux du membre. En revanche, la nageoire semble être dépourvue de la phase terminale présente dans la morphogenèse des membres. Cette différence fondamentale suggère que les doigts sont bien des structures nouvellement formées.

Les poissons pourraient-ils fabriquer des doigts ? Il est probable qu'ils en ont bel et bien le potentiel génétique mais qu'ils en sont empêchés au stade avancé du développement. Seule responsable de leur évolution morphologique, la machinerie génétique a choisi pour eux la solution « nageoire ». Peut-on pour autant en conclure que ces choix génétiques sont les véritables initiateurs du passage de la nageoire au membre il y a environ 380 millions d'années ? Posé de cette façon, le problème reste entier. Les mécanismes moléculaires que nous avons décrits constituent une solution possible. Mais si cette solution est bien la bonne, quel scénario évolutif pouvons-nous proposer ? Il semble que le facteur déterminant du choix entre les rayons flexibles et les doigts soit le moment précis auquel la croissance du bourgeon diminue, suite au repli de la couche ectodermique. Il s'agirait donc d'une illustration très réussie d'un mécanisme d'hétérochronie* par lequel un temps Ñ celui du repli Ñ détermine la structure finalement produite : le repli est précoce et les rayons apparaissent, le repli est tardif (ou inexistant) et les doigts apparaissent. Une innovation morphologique qui aurait précédé de plusieurs millions d'années la colonisation de la terre ferme.


Denis Duboule et Paolo Sordino


J.R. Hinchliffe et D.R. Johnson, The development of the vertebrate limb, Oxford science publications, Clarendon Press, 1980.

J.R. Hinchliffe, J. Huerle et D. Summerbell, « Developmental patterning of the vertebrate limb », N ATO ASI series, 205, Plenum Press, New York and London, 1991.

D. Duboule, Guidebook to the Homeobox Genes, Oxford University Press, 1994.

SPECIAL : L'HISTOIRE DE LA VIE EMBRYOLOGIE


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