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01/03/1997 La Recherche
BERNARD DUTRILLAUX Institut Curie et département de Radiobiologie et Radiopathologie DSV/CEA.

Figure 1.

Figure 2.

Figure 3.

Figure 4.

Figure 5.

*HÉTÉROZYGOTE De hétéro (différent) et zygote (oeuf fécondé). Employé ici au sens d'un individu dont les deux allèles (copies provenant de l'un et l'autre parent) d'un même gène sont différents.
*BANDES Depuis 1970, diverses techniques de coloration des chromosomes font apparaître des bandes caractéristiques, qui permettent d'en préciser la morphologie et de procéder à des comparaisons systématiques.
*PHÉNOTYPE Désigne ce qui résulte de l'expression du génotype (ensemble de gènes). L'apparence d'un individu constitue donc un phénotype.
*SÉGRÉGATION CHROMOSOMIQUE Séparation et répartition des chromosomes pendant la méiose.
*PROPHASE Premier stade de la division cellulaire. Dans le cas de la méiose, les chromosomes s'apparient puis recombinent.
*THEODOSIUS DOBZHANSKY Généticien russe installé aux Etats-Unis après 1940, auteur d'une série d'ouvrages fondamentaux sur l'évolution.



(1) M.J.D. White, Modes of speciation , Editions Freeman and Co., San Francisco, 1978.
(2) S. Jay Gould et N. Eldredge, Nature, 366 , 223, 1993.
(3) D. Petit, B. Dutrillaux, Ann. Génét., 28 , 13, 1985.
(4) Y. Rumpler et B. Dutrillaux, « Chromosomal evolution and speciation in primates », Cell Biology Reviews , juin 1990, Springer.
(5) B. Dutrillaux, Ann. génét., 29 , 69, 1986.
(6) Th. Dobzhansky, Genetics of the evolutionary process , Columbia University Press, 1970.
(7) S. Ohno, Evolution by gene duplication , Allen and Unwin, Londres, 1970.

La Recherche a publié :
B. Dutrillaux, « Les chromosomes des primates », novembre 1981.



> DOSSIER


> CYTOGÉNÉTIQUE

Les remaniements chromosomiques jouent un rôle majeur dans la spéciation
Comment évoluent les chromosomes des mammifères

L'analyse des caryotypes de quelque deux cents espèces et sous-espèces de mammifères, primates compris, révèle des surprises. Les remaniements chromosomiques sont fréquents, mais ne s'accumulent pas au même rythme selon les groupes. Chez les espèces qui possèdent le plus grand nombre de chromosomes, le modèle classique de l'évolution par bipartition, fondé sur l'étude de la drosophile, n'est pas applicable. Il faut lui substituer un modèle en réseau.
L'apparition d'une espèce nouvelle est un événement fondamental et encore mal appréhendé par les théoriciens de l'évolution. L'approche traditionnelle consiste à faire intervenir la conjonction de deux facteurs : une série de mutations, plus ou moins aléatoires au niveau moléculaire, et la pression de la sélection naturelle, favorisée par l'isolement géographique ou écologique. Je pense pour ma part que les remaniements chromosomiques jouent un rôle majeur, souvent mésestimé, dans la mécanique évolutive, et en particulier dans la spéciation.

Lorsque deux animaux ou groupes d'animaux diffèrent par certains remaniements chromosomiques, ils ne peuvent pas se reproduire durant plusieurs générations, car la fabrication des gamètes ne peut se faire convenablement chez les hétérozygotes*. Ces remaniements créent donc une barrière, la barrière gamétique, qui peut devenir une barrière d'espèce.

Les remaniements chromosomiques sont des phénomènes fréquents (fig. 2). Chez les mammifères, leur analyse a beaucoup progressé ces dernières années. Dans notre laboratoire, nous avons comparé les chromosomes de plus de deux cents espèces et sous-espèces de mammifères : primates, carnivores et rongeurs.

On a cru longtemps que chaque espèce avait son propre caryotype. Ce n'est pas totalement exact. La comparaison de nombreuses espèces montre que, dans certains groupes, des espèces pourtant proches morphologiquement ont des caryotypes très différents, alors que dans d'autres groupes, des espèces bien distinctes morphologiquement possèdent des caryotypes proches ou identiques. J'entends par même caryotype un même nombre de chromosomes, avec les mê-mes bandes* et, aussi loin qu'on aille dans l'analyse de localisation des gènes, les mêmes gènes situés au même endroit. La carte génétique ne montre donc pas de différence. Toutefois, on trouverait des différences au niveau des gènes, à la suite des mutations qui ont pu survenir.

L'existence de ces situations surprenantes montre que dans certains grou- pes les modifications des chromosomes s'accumulent vite par rapport au rythme d'accumulation des mutations ponctuelles à l'intérieur des gènes. De ce fait, le phénotype*, en particulier la morphologie, évolue peu et le caryotype beaucoup, tandis que dans d'autres groupes c'est l'inverse, le caryotype reste relativement stable, mais la morphologie varie beaucoup, en raison d'un taux de mutations géniques élevé. Cela relativise la signification de l'horloge biologique, dont on parle beaucoup : elle marche à des vitesses différentes selon les groupes et les paramètres choisis. Une horloge qui marche à des vitesses différentes n'est donc pas une bonne horloge !

Concernant le rôle des modifications chromosomiques, les scientifiques ne se sont guère intéressés, jusqu'à présent, qu'à l'effet immédiat des remaniements chromosomiques : le rôle de barrière gamétique(1). Pourquoi ? Parce qu'on sait, notamment à partir de la pathologie humaine, qu'un hétérozygote porteur d'un tel remaniement a une descendance qui tend à être plus anormale que celle de la moyenne de la population. La reproduction de l'hétérozygote étant défavorisée, on en conclut que l'évolution devait fonctionner de façon très particulière pour expliquer l'acquisition d'un remaniement : le passage par une toute petite population, voire par un couple unique, comme le conçoit le mythe d'Adam et Eve. On n'imagine pas d'autre solution qu'un croisement entre hétérozygotes, même si cela entraîne des difficultés de procréation, pour qu'au hasard des ségrégations* chromosomiques se forme une population homozygote pour ce remaniement.

L'idée qu'une nouvelle espèce puisse émerger par un tel processus est paradoxale puisqu'il a toujours été admis que l'évolution privilégie des situations favorables, dans le cadre de la sélection naturelle. Comment alors expliquer la survenue fréquente des remaniements chromosomiques, au cours de l'évolution, alors qu'être porteur hétérozygote d'un tel remaniement défavorise la procréation ?

En réalité, on a entretenu une confusion entre l'effet d'un remaniement du caryotype sur le phénotype et l'effet de ce même remaniement sur la reproduction. Un individu peut être porteur d'une particularité génétique ou chromosomique et, en raison d'une dérive dans la fabrication des gamètes, fabriquer plus de gamètes d'un type que d'un autre. Qu'une telle dérive existe et il est alors possible d'avoir plus de descendants porteurs de la particularité génétique, bien que celle-ci entraîne un certain nombre de difficultés de procréation.

A l'échelle de l'évolution, les individus ne sont que les vecteurs d'une information génétique, et il ne faut pas confondre les difficultés qu'ils ont éventuellement à vivre avec leur information génétique, et la difficulté, qui peut être bien moindre, de transmettre cette information. Une translocation susceptible de créer une descendance à problèmes, si elle est associée à un gène favorable à la reproduction, peut finalement se transmettre au point de créer une population nouvelle. Un désavantage génétique immédiat peut donc être largement compensé, sur le long terme, par un avantage associé.

On a aussi beaucoup exagéré le rôle défavorable des remaniements chromosomiques pour la descendance, en raison d'un double préjugé. D'abord, nous avons transféré sur les autres espèces ce que nous savions de la nôtre. Il est vrai qu'il n'existe pas de population humaine, plus ou moins isolée, porteuse d'un remaniement chromosomique particulier. Notre espèce est essentiellement monomorphe : les translocations ou inversions récurrentes ont des fréquences inférieures à 1 ä. De ce fait, chaque variant, chaque porteur d'un remaniement, est considéré comme potentiellement pathologique. Cette situation ne s'applique manifestement pas à beaucoup d'autres espèces, où l'on observe un polymorphisme chromosomique. Dans ces espèces, le fait d'être porteur d'un remaniement chromosomique ne peut pas être considéré comme pathologique.

Le second préjugé résulte d'un biais d'analyse. On ne fait pas l'examen chromosomique de tout le monde. Il faut un motif, et ce motif est le plus souvent l'existence d'une anomalie visible. C'est le biais de recrutement des individus, par la médecine, qui a amené à exagérer le rôle défavorable des remaniements. Or, il existe dans la population des individus porteurs de translocations ou d'inversions chromosomiques, qui pourtant se reproduisent parfaitement bien, sans difficulté apparente.

On sait même que dans certains cas des inversions portées par des hommes normaux reconstituent des chromo-somes de chimpanzé ou de gorille. Elles n'ont donc pas d'effet sur le phénotype. Cela montre aussi que ces inversions ne se produisent pas tout à fait au hasard. Elles se font en des points privilégiés, probablement en raison d'homologies de séquences favorisant la recombinaison de l'ADN.

Il ne faut pas oublier que l'immense majorité de notre génome est constitué de séquences dont on ne connaît pas la fonction, qui ne sont pas des gènes, en ce sens qu'elles ne codent pas pour une protéine donnée. Il existe donc une infinité de ruptures possibles de chromosomes sans rupture de l'information génétique. Il y a d'ailleurs des raisons de penser qu'il existe beaucoup plus de remaniements entre séquences non codantes qu'entre séquences codantes.

N'oublions pas non plus que ce que nous observons dans la population est le résultat d'une forte sélection in utero . Beaucoup d'embryons sont éliminés très tôt en raison de déséquilibres chromo-somiques, qui peuvent être induits par des remaniements.

A partir du moment où l'on admet qu'un remaniement chromosomique peut être à l'origine d'une spéciation, il est tentant, on l'a vu, d'admettre l'idée d'un goulot d'étranglement originel, couple unique ou micropopulation. Stephen Jay Gould étaye en partie sa théorie des équilibres ponctués sur ce type d'hypothèse : une espèce se formerait rapidement après la survenue de mutations « spécifiques(2) ». Je n'y crois pas beaucoup.

L'étude des mammifères, en particulier des primates et surtout des rongeurs, montre qu'il existe des populations polymorphes. Ce polymorphisme semble très bien supporté, avec des hétérozygotes et des homozygotes pour diverses formules chromosomiques.

On ne peut donc ni affirmer que le caryotype de la plupart des espèces soit homogène, ni supposer que ce polymorphisme pénalise fortement la reproduction des hétérozygotes. En fait, il ne faut pas considérer l'effet d'un seul remaniement chromosomique, mais de plusieurs. Le polymorphisme chromosomique permet une accumulation progressive de remaniements dans une population. Par le biais des croisements entre individus, il est envisageable de voir apparaître, au bout d'un temps plus ou moins long, des individus porteurs homozygotes de plusieurs remaniements chromosomi-ques susceptibles de générer une barrière gamétique(3) (fig. 1).

Ce processus peut être comparé à la survenue des maladies récessives : une mutation génétique se transmet de manière neutre dans la population, jusqu'au jour où deux personnes porteuses de la même mutation se rencontrent et procréent. Dès lors, des homozygotes peuvent naître porteurs du caractère anormal ou nouveau.

L'évolution chromosomique procède à mes yeux de cette façon, créant une sorte de réseau. Des remaniements chromosomiques s'installent dans la population, s'il n'y a pas de forte contre-sélection, permettant l'instauration d'un polymorphisme chromosomique. Cela ne suffit pas, bien sûr, à créer une espèce nouvelle. Mais l'effet des remaniements peut être comparé à celui d'un isolement géographique. Ils individualisent une micro-population qui a de plus en plus de mal à se reproduire facilement avec le reste de la population d'origine.

Autre fait important : deux espèces proches possèdent souvent un même chromosome impliqué dans deux remaniements différents chez l'une et l'autre(4). Ce point nous a longtemps échappé, mais c'est probablement un élément important du cloisonnement qui se crée entre les descendants. En effet, le polymorphisme qu'on observe dans les populations montre que des individus peuvent être hétérozygotes pour plus d'un remaniement et se reproduire quand même. En revanche aucun exemple n'est connu de reproduction d'individu porteur de deux remaniements affectant deux chromosomes homologues. Cela semble entraîner des troubles considérables de la méiose.

Quittons maintenant l'effet immédiat pour aborder un point qui a été jusqu'ici complètement négligé : les remaniements des chromosomes peuvent avoir un effet à long terme, sur la spéciation, sur des durées significatives à l'échelle de l'évo-lution.

Si l'on considère l'arbre évolutif des primates, tel qu'il a pu être reconstitué, on s'aperçoit que chez les prosimiens (les lémurs) la grande majorité des remaniements, environ neuf sur dix, sont des translocations par fusion de deux chromosomes (fig. 2). Au cours de l'évolution des pongidés et de l'homme, neuf fois sur dix ce sont des inversions qui surviennent, alors que chez les cercopithèques ce sont le plus souvent des fissions, entraînant une augmentation du nom-bre des chromosomes. Cette accumulation de modifications chromosomiques n'est donc pas aléatoire. Pourquoi ? Il n'existe encore aucune explication satisfaisante, mais une interprétation semble s'imposer dans certains cas au moins. Je pense que l'évolution, d'une façon générale, procède par étapes et que chaque étape prédétermine les suivantes. Cela signifie simplement que les mutations orientent la réponse à la sélection, et que par la suite la sélection orientera le succès des autres mutations.

Un exemple nous est fourni par les translocations entre le chromosome X et un chromosome non sexuel (autosome). Chez l'homme, de telles translocations conduisent toujours à une réduction de fertilité ou à des malformations, tandis que chez certains rongeurs, par exemple dans la famille des gerbilles, les remaniements entre chromosomes sexuels (gonosomes) et autosomes sont très fréquents.

Comment expliquer cette différence ? Le chromosome X est très particulier. Il y en a un seul chez les mâles et deux chez les femelles, dont un est inactivé. Les gènes réglant cette inactivation sont maintenant connus. Cette inactivation s'applique à la quasi-totalité des gènes portés par le chromosome. Les études de pathologie humaine nous disent que chez la femme, lorsqu'un autosome est attaché à un X inactivé, l'inactivation peut se propager sur une partie au moins de l'autosome. Ce chromosome perd sa fonction, et l'individu ne survit pas, ou est malformé.

Chez l'homme, une translocation de l'X, ou de l'Y, ne retentit pas sur le phénotype. Par contre, dans les cellules germinales, pendant la prophase de la méiose, quand l'X et l'Y sont inactivés tandis que les autosomes sont transcrits, une translocation autosome-gonosome se traduira par une inactivation de l'autosome qui subit la translocation, un arrêt de la gamétogenèse, et finalement une stérilité. Les seules exceptions concernent des remaniements où des séquences d'ADN hautement répété se retrouvent intercalées entre le gonosome et l'autosome. Dans ce cas, l'inactivation ne se propage pas du gonosome à l'autosome (fig. 3). Or, dans toutes les espèces où surviennent des translocations X-autosome, le segment de l'autosome est séparé du segment du chromosome X par une zone d'ADN très particulier (hétérochromatine constitutive) qui porte justement des séquences d'ADN très répété. On sait que l'X est généralement métacentrique chez les mammifères : c'est-à-dire que le centromère, constriction du bâtonnet chromosomique, est situé au milieu de celui-ci. Mais chez les gerbilles ancestrales, l'X a subi une inversion péricentrique (fig. 2) qui l'a rendu acrocentrique : le centromère, associé à de l'ADN très répété, s'est retrouvé à une extrémité du chromosome, qui ensuite, a pu fusionner avec tout autosome, le segment autosomique se trouvant séparé du segment gonosomique.

Un processus à deux temps est donc bien survenu : le remaniement qui amène de l'hétérochromatine à l'extrémité d'un chromosome sexuel rend possible sa translocation ultérieure avec un autosome. Bien que cet exemple soit unique, je présume que ce type d'événement survient souvent. La difficulté est qu'on ne sait encore presque rien des structures chromosomiques qui ne sont pas les gènes, et qui jouent vraisemblablement un rôle dans la dynamique chromosomique.

Je crois à une évolution à tiroirs, où une première mutation rend le génome, et donc l'individu, ouvert à de nouvelles modifications, qui auparavant étaient délétères.

Force est en tout cas de constater que, du fait de cette accumulation non aléatoire des remaniements, les formu-les chromosomiques changent consi-dérablement. Chez les lémurs, l'accumulation de translocations aboutit à une réduction progressive du nombre de chromosomes, jusqu'à seulement 20 chromosomes chez certains Indridae . Les fissions qui surviennent chez les cercopithèques aboutissent au résultat inverse : les ancêtres des cercopithèques avaient autour de 44 chromosomes, tandis que certaines espèces en ont aujourd'hui jusqu'à 72.

Nous avons reconstitué le caryotype ancestral des primates. Il comportait une soixantaine de chromosomes, tous composés d'un bras et d'un centromère à une extrémité (acrocentrique), à l'exception de l'X. L'accumulation d'inversions permet de déplacer le centromère vers le centre, de sorte que chaque chromosome porte deux bras séparés par le centromère. Ainsi, le nombre de bras peut doubler sans augmentation du nombre de chromosomes.

Pour résumer, le caractère non aléatoire des remaniements chromosomi-ques fait que certains types s'accumulent. De ce fait, le nombre de chromosomes et le nombre de bras chromosomiques d'un groupe donné devient très différent de ceux du groupe voisin.

Sauf exception, une espèce ne se forme pas à partir d'une seule modification génétique. En général, la comparaison de deux espèces voisines montre qu'elles sont séparées par quelques pour- cent de différences géniques. Evidemment, on ne sait pas exactement ce qui s'est passé au départ, mais l'on suppose qu'il faut plus d'une mutation pour instaurer un phénotype correspondant à une nouvelle espèce. Supposons, pour simplifier, qu'il faille trois mutations pour que des individus porteurs se reconnaissent à la fois semblables entre eux et différents des autres. Si ces trois mutations sont proches les unes des autres sur un même chromosome, elles vont se transmettre souvent comme un seul gène, tout en codant chacune pour un caractère précis. A l'inverse, si elles sont portées par trois chromosomes différents, du fait de la ségrégation indépendante des chromosomes à la méiose, elles vont être redistribuées à chaque génération avec les divers chromosomes. Le groupe de caractères ne pourra donc se maintenir. Dans ce cas, la spéciation ne pourra se faire d'emblée. Un polymorphisme se développera dans la population, et c'est seulement au hasard de croisements plus ou moins éloignés dans le temps que les trois mutations pourront devenir plus fréquentes dans une sous-population, et finalement se retrouver ensemble dans un groupe d'individus.

Le nombre de chromosomes constituant le caryotype de l'espèce va donc jouer un rôle considérable. Une espèce avec un nombre très faible de chromosomes aura une forte probabilité de transmettre ensemble les trois mutations. Très vite, à l'échelle de l'évolution, se détachera un rameau constituant une spéciation par bipartition, c'est-à-dire par dichotomie.

En revanche, une telle évolution est impossible pour une espèce avec un grand nombre de chromosomes puisque les mutations sont continuellement redistribuées au hasard des ségrégations chromosomiques. Celles-ci peuvent être simplement évaluées par la formule S = 2N où N est le nombre haploïde (en une seule copie) de chromosomes.

Ainsi, dans la famille des Cercopithecidae , le nombre de combinaisons possibles est infiniment plus grand chez certains mones (cercopithèques d'Afrique-Equatoriale), où N = 36, que chez les babouins et macaques où N = 21(5).

Jusqu'ici, nous avons fait abstraction des recombinaisons entre chromosomes homologues, qui surviennent au stade prophase* de la méiose. Ces recombinaisons font que chaque chromosome transmis dans les gamètes est une mosaïque de la paire de chromosomes homologues d'origine : c'est le brassage génique par recombinaison ou crossing-over. Ces crossing-over laissent une trace : les chiasmas, dénombrables au microscope au stade métaphase de la première division méiotique. Il est donc possible de comparer leur nombre chez des espèces à caryotypes différents. Ce décompte nous a permis de montrer qu'il existe au moins un chiasma par bras chromosomique, donc au moins un par chromosome acrocentrique (le centromère étant à une extrémité, il n'y a qu'un seul bras) et deux par chromosome métacentrique, quelle que soit leur taille. En conséquence, il existe une forte relation entre le nombre de chromosomes, et, mieux encore, de bras chromosomiques, et le taux de recombinaison méiotique (fig. 4). En d'autres termes, deux gènes situés à même distance physique sur un même segment chromosomique auront d'autant moins de chances d'être recombinés que ce segment est situé sur un grand chromosome.

L'évolution chromosomique non aléatoire, qui a progressivement entraîné des fragmentations dans certains taxons, ou inversement des fusions de chromosomes dans d'autres, a donc considérablement modifié les probabilités de transmission de groupes de mutations. Il en résulte que les taxons à nombre réduit de chromosomes pourront évoluer sur un mode dichotomique, alors que ceux possédant un grand nombre de chromosomes ne pourront évoluer qu'en réseau. Les dynamiques d'apparition de nouvelles espèces s'en trouveront changées.

Dans l'évolution dichotomique, le phénomène de spéciation pourra être relativement régulier. A l'opposé, dans l'évolution en réseau, ou populationnelle, elle se fera par à-coups. Il faudra attendre que les mutations se disséminent, entraînant un polymorphisme intraspécifique, qu'elles se répartissent diversement dans la population, et qu'enfin apparaissent des homozygotes pour des mutations différentes en des points séparés de ladite population. A une période de latence succédera donc une période d'explosion où plusieurs espèces s'individualiseront à partir d'une même population d'origine (voir fig. 1 et 5).

Un exemple typique est fourni par les cercopithèques arboricoles. Issus d'une même population ancestrale, des groupes plurispécifiques se forment encore aujourd'hui et des éthologues ont même remarqué l'existence d'un mâle dominant à phénotype hybride, ce qui peut contribuer fortement à redistribuer les mutations, donc à une dynamique en réseau.

Ce schéma évolutif n'est pas admis classiquement. N'oublions pas que les théories modernes de l'évolution et de la génétique des populations sont en partie basées sur les travaux de l'école de Dobzhansky*, qui décrivent de belles évolutions dichotomiques chez les drosophiles(6). Or les drosophiles sont des diptères possédant 8 chromosomes (4 pai-res) seulement. De plus, il n'y a pas de recombinaison méiotique chez le mâle. Toutes les conditions sont donc réunies pour faciliter la transmission en bloc de groupes de mutation, et donc une évolution dichotomique. Ce modèle ne peut donc être généralisé, et s'applique mal aux mammifères, dont la très grande majorité des espèces possède entre 40 et 60 chromosomes.

Le dernier point que je souhaite souligner est la nature non aléatoire des mutations géniques. Là encore, une école de pensée dogmatique a introduit la notion que les mutations étaient aléatoires, et conféré du coup un rôle quasi exclusif à la sélection qui ne retient que les bonnes mutations.

Avec l'accumulation des données sur la nature des mutations, cette vision paraît simpliste. Les notions de dominance (la mutation d'un allèle sur deux s'exprime) et de récessivité (les deux allèles doivent être mutés pour que le caractère mutant s'exprime) gardent une forte signification. Il apparaît que la grande majorité des mutations induites par les mutagènes, environnementaux ou autres, sont récessives, et qu'elles entraînent une perte de fonction de l'allèle touché, l'autre allèle s'exprimant seul. De telles mutations peuvent s'accumuler, mais ne sont peut-être pas très intéressantes pour la dynamique de l'évolution, puisqu'elles orientent vers des pertes de fonction. Elles entraîneraient plutôt le vieillissement d'une population en alourdissant son fardeau génétique. Ce processus est peut-être l'explication du grand mystère qu'est la disparition quasi-systématique des espèces ancestrales.

Les mutations dominantes semblent plus intéressantes, puisqu'elles créent une nouvelle fonction. Elles semblent survenir rarement et sont peu induites par les mutagènes. Deux cas de figure existent.

Dans le premier cas, une fonction se substitue à une autre, en passant par la phase hétérozygote. Le plus souvent, un phénotype remplacera un autre, mais il n'y aura pas de grand changement, en particulier de gain de fonction. Ces mutations jouent vraisemblablement un rôle dans le polymorphisme du phénotype, comme la variation de la pigmentation et de caractères morphologiques ou immunologiques mineurs.

Le second cas de figure aboutirait au gain de fonction. Dans la mesure où tout laisse supposer que les gènes en place ont leur utilité, il paraît intéressant de créer de nouveaux gènes vecteurs de nouvelles fonctions. L'existence de la duplication de certains gènes a été suspectée depuis longtemps(7), elle est maintenant démontrée. Les remaniements chromosomiques semblent bien jouer, là aussi, un rôle en permettant la transposition d'un gène d'un chromosome à l'autre, ou d'une position à l'autre d'un même chromosome. Ainsi apparaît une structure nouvelle, directement dérivée d'un gène existant qui reste en place. Il peut s'agir d'une simple duplication, qui aura l'intérêt de permettre par une mutation ultérieure l'acquisition d'une nouvelle fonction, sans perte de la fonction originale. Il peut s'agir encore de la formation d'un gène tronqué, qui formera un pseudogène non transcrit, mais qui constituera un réservoir de matériel génétique, pour d'éventuelles mutations futures.

Pour résumer, les réarrangements chromosomiques semblent jouer plusieurs rôles essentiels dans la dynamique de l'évolution :

­ barrière gamétique, à la manière de l'isolement géographique ;

­ orientation vers une évolution dichotomique ou en réseau (populationnelle) ;

­ enfin moteur dans l'acquisition de nouvelles fonctions potentielles. Il est donc regrettable que leur rôle et leur importance soient trop souvent négligés.


Bernard Dutrillaux


« Evolution chromosomique chez les prima-tes, les carnivores et les rongeurs », Mammalia 50 , numéro spécial, 1986.

SPECIAL : L'HISTOIRE DE LA VIE CYTOGÉNÉTIQUE


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